Jumeaux
Vincent
Ravage,
de René Barjavel
Première
parution : 1944
Ravage est le
premier ouvrage de l'auteur lui donnant l'occasion de développer
sa propre
thématique. Celle-ci souffre par rapport aux autres romans de
quelques
incertitudes et présente de nombreuses pistes qui ne
mèneront nulle part ou,
pire encore, qui se perdent. Il y aborde les thèmes de la
société et de la
place qu'y occupe l'individu.
La place de
l'inharmonie du citoyen au sein de sa cité est centrale dans ce
roman. L'homme
n'y est pas heureux, et malgré tous les efforts qu’il
tente, son entourage
s'occupera de le replonger dans mille sortes de problèmes. Bien
qu'il se
fourvoie de plus en plus avec le temps dans un mode de vie qui
l'opprime,
l'homme trouve une distraction à ses malheurs dans le
progrès qui l'accompagne
sur cette route qui le conduit à sa perte.
Barjavel écrit
ce roman en 1942-43, influencé par la morosité ambiante
dans un monde en guerre
et un pays occupé, l'auteur développe sa
thématique d'une manière qui peut
sembler vague. Après un début dont la dynamique du
scénario permettra de
réduire ses faiblesses, l’auteur termine le roman à
bout de souffle, sans avoir
complètement convaincu le lecteur, avec une
société entre Moyen Age et Ancien
Testament.
Le héros du
roman est un imposant jeune homme de vingt-deux ans, de constitution
solide,
très grand et qui appelle à lui l'effort comme marque de
sa domination sur les
choses. Cette domination s'étendra au reste des hommes qu'il
prendra sous son
commandement pour quitter la ville en flammes. Il ne montre aucune
pitié et se
révèle très pragmatique. Il fait exécuter
les prisonniers pour ne pas s'en
encombrer et ordonne cette tâche aux plus faibles de ses hommes
pour les mettre
à l'épreuve. Il tue de ses mains un membre de son
équipe qui commet une faute
grave et réprime violemment toute tentative de
déstabilisation au sein de sa
troupe. Parvenu à ses fins, devenu un vieillard chenu et
vénérable, il établit
une société patriarcale régie par des lois
strictes. Refusant toute évolution
qu'il voit comme une déstabilisation de cette
société médiévale, il entre en
conflit avec l'inventeur d'une machine à vapeur qui le tuera
dans un moment de
folie.
L'amie
d'enfance de François, elle est très belle et pourvue de
nombreux autres atouts
féminins, elle est sélectionnée sur concours pour
devenir la chanteuse vedette
de Radio-300, grande compagnie radiophonique. Elle a l'insouciance de
la
jeunesse et préfère à ses sentiments balbutiants
pour François les fiançailles
du directeur de la radio qui lui apportent la fortune et le
bien-être. Elle se résout
à supporter les contraintes conjugales que cela impose, ayant
désormais en
horreur la condition modeste de son premier prétendant. Lorsque
la situation
bascule et que la tournure des évènements fait de son
fiancé un être impuissant
à les affronter, elle rejoint avec satisfaction la
sécurité dans le giron de
François, auquel elle retrouve des vertus devenues
primordiales : la force
et le caractère.
Le tout-puissant
directeur de Radio-300 a la mainmise sur l'argent et la politique et
celle-ci
lui fait croire qu'il est le maître du monde. Il manque de
lucidité et
d'objectivité et ne se montre attaché qu'aux seules
valeurs qu'il connaît. Il
s'approprie tout ce qu'il désire, employant pour cela des moyens
subversifs si
nécessaire. Il n'incarne pas le mal ni le mépris, en
particulier il cherche,
sans en être capable, à secourir Blanche lorsqu'elle
défaillit, et apporte son
aide à François. Il ne fait rien par lui-même mais
se montre très actif par le
jeu de ses subordonnés. Lorsque ceux-ci viendront à lui
faire défaut, il se
montrera incapable d'accomplir par lui-même la moindre action et
sera
immédiatement victime d'un monde d’où viendra des
individus pour qui sa parole
ne sera pas un ordre, ni son argent une persuasion.
Analyse de
l’ouvrage :
Dans une
longue première partie, Barjavel fait la description d'un Paris
futuriste qui
sera bientôt le théâtre de la fin du monde. Avant
que ne surviennent les
troubles de l'électricité qui seront le support narratif
de la catastrophe, le
roman est une étude sociologique d'anticipation. Le monde de
demain tel que
l’auteur l'entrevoit est alors fortement baigné dans la
technologie. Bien que
l'usage excessif des machines qui en rend ses utilisateurs
dépendants
provoquera les effets de la catastrophe qui vont suivre, la technologie
en
elle-même n'est pas malfaisante. Bien souvent au contraire elle
contribue à une
amélioration positive et redonne à nos villes des airs de
paradis perdu.
L'emblème de
la réalisation technique aboutie est l'urbanisme. Barjavel
dépeint une cité
bien structurée, propre, moderne et agréable, qui vient
en remplacement de
vieux quartiers miséreux et sales, rasés pour faire place
aux nouveaux
bâtiments. Les problèmes sont les conséquences des
travers de ses habitants,
comme la concentration dans des villes congestionnées qui ne
sont plus aptent à
accueillir correctement leur population. Le véritable
problème n'est donc pas
la technologie mais plutôt l'usage que l'homme fait de cette
technologie.
Remplacé par les machines plus efficaces, l'homme qui demeure
cependant
toujours le but et qui ne peut être retiré du cycle, se
retrouve inutile,
presque indésirable.
Cette société
futuriste maîtresse dans l'usage de la technique montre des
signes inquiétants
de reniement de la personne humaine. Cela se révèle
à plusieurs autres
occasions, comme la dénomination de « Siècle
1er de l'Ere de Raison »
d'une période toute récente, balayant donc comme
déraisonnable l'héritage
culturel et social mais évidemment technologiquement primitif
des générations
antérieures. Ce sera le rôle de la catastrophe que de
revisiter ces préjugés d'une
civilisation à l'égard de son prochain et de ses
aînés.
Les prévisions
de Barjavel s’avèrent tantôt vraies tantôt
complètement dépassées. L'usage du
synthétique et notamment de la nourriture artificielle a fait
quelque chemin
dans la réalité. Il n'entrevoit pas le formidable essor
de l'informatique,
conserve quelques antiquités tels que le pneu, exagère ou
sous-estime d'autres
points, mais offre dans l'ensemble, une description des moyens
technologiques
de la société avancée tout à fait
respectables et convenant parfaitement à
l'histoire qu'il entend développer. Par contre on peut regretter
quelques
manquements un peu plus dommageables sur l'évolution de la
société.
Politiquement, il a bien compris l'enjeu des technologies. Il comprend
que les
mutations techniques provoquent l'essor social. Il baptise l'un de ces
tournants qu'il étale sur trois jours du nom des
« trois
glorieuses », que l'on rapprochera évidemment de
l'appellation similaire
choisie ultérieurement par Fourastié des
« trente glorieuses ». Cependant
l'auteur manque à prédire l'émancipation de la
classe ouvrière par le biais de
la robotisation et de l'automatisation. L'ouvrier
spécialisé occupe une place
identique à celle qu'il occupe dans le milieu du 20ème
siècle. Son
éducation est limitée, son travail difficile, ennuyeux et
avilissant. Il y a
certes pour eux une amélioration du quotidien redevable à
la technique, mais
leur infériorité sociale reste un point d'ancrage.
Barjavel ne peut imaginer un
progrès autre que celui qui conserverait les différences
sociales, où les
ouvriers restent à l'ornière de l'esclavage,
sacrifiés à la tâche. C'est la
vision futuriste du roman qui sera la plus en défaut .L'auteur
est trop
résolument attaché à l'avancement d'un
progrès qui se fait sans amélioration du
sort du peuple et se voit contredit par les faits et affaibli dans la
poursuite
de sa thèse : le progrès technologique sans le
progrès social est néfaste.
Toute l'argumentation de l'auteur retrouve sa pleine puissance avec
cette
légère modification qu'un progrès technologique
trop rapide par rapport au
progrès social est néfaste.
La société
telle qu'elle est présentée en première partie du
roman trahit certains
dysfonctionnements dont les conséquences ne se
révèlent finalement pas. Les
personnages ont tous quelques défauts. Ainsi François se
montre un amant
possessif et Blanche une femme pour qui l'amour est plus affaire de
confort que
de sentiments épanouis. D'autres personnages secondaires nous
apparaissent
comme aux prises d'une société indifférente
où ils ne font qu'acte de présence.
Les activités sont déconnectées de toute
réalité sensible. Les pêcheurs par
exemple auraient en horreur de consommer le fruit d'un loisir devenu
totalement
inutile. C'est la catastrophe qui va braquer les lumières sur
ces maux bénins
qui, en apparence, sont sans importance. Barjavel veut montrer que sur
des
bases aussi peu solides, le moindre dérapage peut tuer une
société malade. La
catastrophe qu'il choisit est la disparition de
l'électricité. Bien sûr quand
on sait le nombre d'outils et machines mus par l'énergie
électrique, on
comprend que l'idée de l'auteur lui permettra de paralyser d'un
coup la société
toute entière.
Privée de la
technologie autour de laquelle toute la société s'est
construite, l'humanité
sans autres repères se retrouve propulsée vers un nouvel
âge de pierre, dans un
monde sans pitié où la loi est dictée par la
violence et la force. Celui qui
n'a d'autre expérience de lui-même que par les machines
est handicapé,
incapable sans outils de voir son entourage immédiat alors qu'il
contemplait
hier encore le monde entier au travers de ses instruments. Chacun
allait se
retrouver dans un univers à la mesure de ses sens naturels, de
la longueur de
ses membres, de la force de ses muscles.
Pour redevenir
des êtres humains dignes il faudra aux survivants expier leurs
erreurs et
parcourir un chemin de croix qui les reconduira d’une
civilisation où la technologie
est maîtresse à celle où l'homme en est la figure
centrale. Pour cela, il faut
fuir la capitale en feu, symbole d'un monde que les hommes ont
abandonné à des
forces qu'ils ne maîtrisaient pas, et qui n'est désormais
plus qu'une jungle
féroce. L'équipe de François, fourbue d'efforts et
écrasée par l'hostilité
environnante, comprend alors que sa déchéance physique
n'est qu'un prix
temporaire à avancer pour souscrire au retour d'une vie
harmonieuse. Ils n'ont
pas perdu l'essentiel, car ils demeurent, même malades et
mutilés, des êtres
humains.
Plus tard
cette société sera instituée avec interdiction
pour ceux qui n'ont pas été
désignés chefs d'accéder à un certain
niveau de connaissance. On voit donc que
la transition de l'ancien au nouveau monde s'est accompagnée de
mutations
profondes dans la société ainsi que d'une interdiction de
tout mouvement en
direction du passé. Cette rupture qui refuse toute notion de
progrès appelle en
remplacement le développement de ressources personnelles.
L'homme serait
capable, en mobilisant suffisamment les forces de son corps et s'il
dispose de
suffisamment d'énergie, de réaliser de véritables
prouesses, à l'égal voire
surpassant les accomplissements des machines, et tout ceci du seul fait
de l'individu.
La fuite de
Paris à Vaux en Provence, le petit village natal de
François et Blanche, est
donc plus un parcours initiatique qu'un déplacement
géographique. Les obstacles
qu'ils ont affrontés les ont mis à l'épreuve et
les ont préparés à un mode de
vie avec lequel ils avaient tous rompus à un certain
degré. D'abord accompagnée
de vivres et de vêtements, de moyens de locomotion, d'armes et
d'outils, la
troupe s'est vue progressivement démunir de tout ce qu'elle
possédait. Sur la fin
du voyage, ils n'ont plus rien, plus de nourriture, plus de force, ils
sont
nus, exténués d'avoir fournis tant d'efforts ; mais
ils sont arrivés.
Cette vérité,
ou cette connaissance, est la responsabilité d'un homme capable
choisi par des
épreuves annuelles et qui sélectionne le meilleur. Il
s'agit donc d'une
véritable aristocratie, sans transmission de pouvoir par
l'hérédité. François
devient le patriarche. Il est le père de toute une civilisation,
vieillissant
dans un âge très avancé. Aux toutes
dernières pages du roman, il a 129 ans, et
d'autres méritants à ses côtés atteignent
ces longévités peu courantes, surtout
à l'époque réelle du roman où les doyens
sont en principe seulement
octogénaires. Cette longévité est un écho
à la Bible où les premiers hommes
vivaient, derrière Mathusalem, plusieurs fois centenaires. La
chair corrompue
et fragile retrouve, en même temps que la terre et la vie saine,
la santé
sereine et solide qui n'a pas besoin de médecine. Il n'y a plus
de malades.
Cette société
s'appuie
sur l'idée que les hommes doivent être plus
commandés et surveillés que
gouvernés. Un de ses fondements est encore plus en contradiction
avec les
habitudes du lecteur : cette société est fondamentalement
obscurantiste.
L'innovation est interdite, et lorsqu'il viendra à l'un des
habitants observant
l'effet de la vapeur sur une marmite l'idée de se servir de la
force de la
vapeur, celui-ci poussé par la seule curiosité et
l'innocente et même généreuse
intention de soulager la peine de ses frères deviendra un
criminel, qu'il
faudra exécuter. L'auteur lui même n'en est
peut-être pas satisfait. Si
l'alcool est interdit, le vin consommé avec modération
est autorisé. Si les
livres sont brûlés, c'est à l'exception des
ouvrages de poésie.
Ainsi les
outils et toutes les créations humaines demeurent
désirables. C'est leur usage
qu'il faut surveiller. Rien n'est dangereux sinon l'homme et son usage
inconsidéré, insouciant, inconscient des objets
et forces qui
l'entourent. L'interdiction est-elle une solution ? La fin du
roman laisse
penser que non. Toujours obéissant, sans jamais penser faire le
mal, un fidèle
sujet transgresse les lois. C'est donc que les lois ne sont pas
naturelles.
Dans le contexte historique
de la
parution de Ravage, il est légitime de se poser la question de
son intégration
à des courants de pensée de l'époque, qui, compte
tenu des moyens et méthodes
de la propagande alors en action, ne peuvent être ignorés.
Se constituer une
vue claire de cet aspect de l'oeuvre nécessite un examen d'un
ensemble de
sources, directes et indirectes, et seuls les textes et les faits
avérés
peuvent se voir attribuer une validité.